Lettre de Georgette CORNET à son mari Alexis, resté en Auvergne, relatant la libération de Nancy par les troupes américaines le 15/09/1944
Maxéville, le 21 /09/1944
Cher papa
Je trouve aujourd’hui le temps de t’écrire pour te rassurer sur nous. Je ne sais quand ma lettre t’arrivera, aucun train ne circule et seul le courrier de Nancy banlieue est assuré.
La bataille s’éloigne de Nancy de quelques km ; pour la première fois cette nuit, nous n’avons pas été éveillés par la grosse pièce d’artillerie qui, du Haut du Lièvre, tirait sans arrêt les autres nuits sur l’artillerie allemande installée à Bouxières aux Dames. Cette nuit nous nous sommes déshabillés dans nos lits et avons dormi d’une traite. Pourtant le canon tonne encore tout près en ce moment ; les avions alliés lancent des bombes derrière Tomblaine et une balle perdue siffle encore de temps en temps dans les jardins. Il y a encore des Allemands cachés de l’autre côté de la Meurthe. Un enfant a été tué hier par de la mitraille allemande au bout de la rue de la Justice, dans un jardin à découvert. C’est pourquoi je tiens les enfants tout près de moi ou aux abords immédiats de la maison.
Ils vont bien, ont parfaitement supporté les événements dramatiques que nous avons vécus depuis le 31 août, date où la bataille pour Nancy a commencé. Mais ils n’ont peur de rien parce que je reste près d’eux. Je ne les quitte pas et nous ne quittons pas la maison. Pour la première fois avant hier depuis début août, nous sommes allés à Nancy voir la ville pavoisée.
Si tu as connu les informations de radio concernant Nancy, tu as dû te faire du souci. Vers le 7 septembre, la radio a annoncé que les Alliés étaient dans les faubourgs de Nancy, aux portes de Nancy, à Nancy alors qu’il n’en était rien. Puis la radio a dit que les Alliés avaient perdu Nancy, ils ne l’avaient pas pris. Ils ont mis 15 jours à la prendre et le 15 septembre seulement les premiers Américains entraient à Nancy et à Maxéville aussi nous pouvions applaudir les premiers blindés, il était 11h30, les cloches sonnaient à toute volée.
Je vais essayer de reprendre les événements depuis le début août.
Le 13 août sont arrivés à Maxéville les premiers Allemands repliés, ils s’installent à l’école maternelle, compagnie de propagande venant d’Etampes. Le 16 août, l’école de fille est envahie par toute l’Organisation Todt de Ligny en Barrois. Ceux-là amènent un mobilier de bureau, de la paperasserie et un matériel formidable. Ils sont suivis d’une bande de femmes françaises ou allemandes, dactylo ou domestiques de ces messieurs. Il faut loger tout ce monde. La mairie réquisitionne les chambres. Les gens crient, on fait mauvaise mine à ces Allemands. Ils envahissent les magasins. Mais route de Metz, le spectacle est curieux. Les Allemands se replient, les camions circulent sans arrêt, les cars chargés de civils, de femmes allemandes. Rue de Toul, rue de Strasbourg, c‘est la folie des camions filant sur l’Allemagne. Fin août, on voit les tanks, les canons arriver. C’est un tel remue-ménage la nuit sur la route de Metz que je ne peux dormir. Les gros tanks écorchent les pavés. Nous suivons les informations en fermant soigneusement nos fenêtres. Il y a trop d’Allemands dans nos rues. Le mardi 29, on commence à entendre le canon. Les Allemands de l’école maternelle ont fait leurs paquets et chargent. Nous rions derrière nos rideaux. Le dernier camion ayant démarré, la voisine d’en face, Mme Sylvestre sort et crie dans la rue « les va…, les voilà partis ». Le 30 août le canon se rapproche, l’organisation Todt de l’école de filles fait ses paquets. Le 31 au soir, première formidable explosion : un gros pont saute aux environs de Nancy. Les alliés approchent. Le 1er septembre, nous revenons avec les demoiselles de la messe du 1er vendredi du mois, on s’aperçoit que les derniers Allemands sont partis de nuit laissant dans notre école du mobilier pour plus de 100 000 fr et toute leur paperasserie. Nous faisons le tour de l’Ecole. Quelle saleté et quel désordre ! partout de la vaisselle avec des restes, des bouteilles de cognac vides, du vieux linge, une casquette d’officier neuve, des vieilles bottes dans ma classe. Nous laissons ce désordre tel et naïvement nous croyons que les Américains vont arriver. On dit qu’ils sont à Toul, Nancy est vide d’Allemands. Je te conterai de vive voix les scènes de pillage dans les locaux laissés par les Allemands.
Le 1er septembre, la bataille pour Nancy commence, nous voyons arriver les troupes allemandes de combat : les explosions commencent. Le couvre-feu est à 9h. Les Allemands ne tirent pour rien. Beaucoup de gens vont coucher à la mine. Je ne peux m’y résoudre et je fais tout pour sauvegarder le sommeil des petits. Les demoiselles Bandelier m’ont offert un abri dans leur cave très sûre et bien aménagée. Je descends nos vêtements, notre linge, nos chaussures et des provisions dans la nôtre. De jour en jour le canon se rapproche. Nancy est sous les obus des Alliés ou Allemands, nous ne savons. La nuit, une grosse pièce tire. Nous entendons le coup de départ, l’obus siffle au-dessus de nous et éclate pas loin vers Pixérécourt. Puis les avions passent, toujours la nuit. Nous couchons dans nos lits mais tout habillés et je prépare chaque soir nos vêtements chauds pour descendre à la cave. J’ai quelque fois peur mais je résiste tant que les petits n’entendent pas. Vers le 7 sept arrivent des bandes de réfugiés venant de Liverdun, d’Aingeray de Frouard. Les Allemands résistent aux Américains qui ne peuvent nettoyer la forêt de Haye, pleine d’Allemands. Les gens de Liverdun vivaient dans les mines depuis 10 jours quand ils nous arrivent. On loge ces réfugiés dans l’école de garçons et l’école maternelle. Ils mangent à la cantine dans de la vaisselle d’émail magnifique laissée par les Allemands à l’Ecole Normale. Voici des réfugiées de Nancy. Les quartiers de Ste Thérèse et Bd d’Haussonville sont bombardés. Je prends chez nous une maman et deux bébés de 1 mois et deux ans. On ne peut laisser ce bébé dans une salle de classe. Puis les réfugiés de Nancy partis, il en arrive de Pompey, chassés de chez eux sans rien prendre par représailles des Allemands dont un soldat a été abattu. Deux jeunes filles couchent chez nous et pendant ces journées le canon devient plus violent. Des patrouilles allemandes parcourent de jour, de nuit faisant la liaison entre les batailles de Toul et Liverdun. Route de Metz les Allemands prennent tous les camions, les vélos pour se sauver. Ils vont être encerclés. Les miliciens, les SS sont affreux de méchanceté. Notre abbé a filé depuis le 20 août. Mr Perrin de la Coop a disparu. Aujourd’hui seulement nous savons que tous deux se cachaient, la gestapo les recherchait.
Aucune voiture française ne circule plus. Les Allemands prennent les vélos dans la rue, à la consigne de la gare, rentrent dans les couloirs pour les voler.
Dimanche 10 sept, quelle messe à 10 h !!! Le ciel est plein d’avions alliés qui veulent anéantir la résistance allemande. La terre tremble tant les bombardements sont violents. La messe est abrégée. Nous filons à la cave, quoique Maxéville comme Nancy n’ait rien à craindre. Ce gros effort de l’aviation décide de la bataille de Nancy. Le lundi 11 sept, les Allemands font sauter le pont du canal en bas de la rue Courbet. Les résultats ne sont pas suffisants. Ils posent une seconde charge d’explosifs. Puis ils font sauter des munitions à l’Ecole Normale. Nous vivons fenêtres et portes ouvertes pour sauver nos carreaux. Ceux du couloir sont en miette cependant.
Les 12-13 sept, on voit de moins en moins d’Allemands. On est las d’entendre le canon de jour, de nuit et surtout le sifflement des obus sur nos têtes toute la nuit. On apprend que le gros des forces allemandes évacue la forêt de Haye. Il passe des tanks, canons toute la nuit, les Allemands harassés, sales poussent leur barda sur des brouettes, remorques et même voitures d’enfants.
Le jeudi 14 septembre est une journée terrible. Ils font tout sauter, les ponts de Malzéville, les brasseries et le pont de Champigneulles. A midi, ils incendient les stocks de bois à Permali et comble de méchanceté les grands moulins Vilgrain. Depuis notre toit, nous voyons ces brasiers, ils brûlent encore. La nuit, quand la plus formidable explosion retentit, il est 21 h. Les petits sont couchés. Je travaille à la bougie, puisque nous n’avons plus ni gaz, ni électricité, ni eau. Je vois le ciel s’embraser. Je préviens les enfants et les deux petites réfugiées qui couchent au bureau. Nous sommes soulevés avec notre maison dans un fracas épouvantable. C’est le grand pont sur la Meurthe qui saute. Les derniers Allemands ont quitté Nancy et se refugient à l’Est. Quelle peur j’ai eue ! Le cœur me fait mal. On se couche pour ne pas dormir, quoique ce soit la dernière explosion.
Le vendredi 14 septembre, de bon matin, je vois passer des autos françaises conduites par des gens à brassard. Ce sont les FFI ; ils occupent la mairie, gardent les routes et recherchent les collaborateurs. Depuis la veille à Nancy, ils se battent contre les derniers ennemis et surtout les miliciens. On dit que les Américains vont arriver, j’y crois à peine. Voilà quinze jours qu’on les attend. Pourtant à 11h et demi tout le monde court vers l’Eglise, les drapeaux sortent ; Voici les premiers Américains, raides sur leurs autos, nous souriant et levant les doigts en V, victoire. On les applaudit mais ils filent dans les bois à leurs postes de combat, de gros tanks vont à Robinson et les canons se dirigent vers l’autre rive de la Meurthe. Cette fois, la bataille est à 300 m de nous. On n’y fait pas attention. Sur la place de la Mairie, on tond les femmes soupçonnées d’avoir eu des bontés pour l’occupant. On les amène sous les huées, on les tond assises sur une chaise perchée sur une table en plein air. C’est un spectacle populaire, je reste à la maison.
Le 16/09, la guerre blesse Maxéville. Je suis de service à la cantine des réfugiés pour servir les repas de la journée. On apprend que de gros contingents américains venant de Toul descendent du bois. Les Allemands en face à Malzéville doivent les voir et voici des obus sur Maxéville-village. Je me rends compte du danger. Les enfants sont seuls à la maison depuis 1 heure. Les obus sifflent sans arrêt et éclatent près de l’Hospice. Je veux aller rejoindre les petits. Je rase les murs et cours sous les obus. J’arrive chez nous, la cave est pleine de monde, les enfants y sont. Je suis ahurie de tant d’émotion. Le bombardement cesse. Nous remontons, il y a 8 obus à l’Hospice, des morts dans la rue, des gens qui allaient à l’abri. De nouveau voici les obus, nous redescendons encore à la cave. Cette fois le tir est raccourci, les obus sont sur nous. On entend des éboulements de vitres cassées, des blindés américains passent. Nous sortons, triste spectacle. Un obus sur l’église, un à l’école de filles dans le nouveau bâtiment, le mur léger est percé, un autre à l’école de garçons, le mur plus épais a résisté mais malheureusement les éclats ont tué notre voisin, Mr Bellot et grièvement blessé Mme Bellot à qui on vient de couper le bras. Maxéville se rappellera du 16 septembre 1944.
Le soir, on respire un peu mais les enfants couchent à la cave dans nos fauteuils avec tous les gens de la maison plus la famille Ancelot. Il n’y a plus de place pour moi, je vais m’étendre sur mon lit. Le lendemain dimanche, il pleut tant qu’il peut. Les offices sont lamentables dans l’église où l’eau du ciel remplit des baquets. Et depuis la situation s’améliore tous les jours. Plus de mitraille à Malzéville qui est libérée ainsi que St Max et Tomblaine (très abîmée). Les réfugiés ont regagné leurs villages. Hier, il y a encore eu de grosses canonnades, des obus aux Trois Maisons et cet enfant de 5 ans tué à Maxéville par la mitraille. Tout de suite, un avion vient de lancer une bombe de l’autre côté du Plateau. Tout de même, il faut avoir le cœur bien accroché pour résister à tout cela. Hier soir, des fantassins américains sont partis nettoyer les rives de la Meurthe. De jour en jour, le front d’éloigne de nous. Il y a des Américains plein le pays, à l’école Normale, à la Mairie, à l’Ecole maternelle. Ils donnent bonbons, allumettes, cigarettes, chewing-gum. Ils rient et chantent sous nos fenêtres comme de grands enfants qu’ils sont. Ils sont magnifiquement chaussés et vêtus, se déplacent dans de petites autos avec moteur de 40 CV. Quels pneus ! C’est l’armée du silence. Les soldats ont des chaussures à semelle crêpe ou caoutchouc, les autos démarrent sans bruit, cela change des Allemands.
Grande amélioration : depuis hier, l’eau et l’électricité sont revenues, aujourd’hui le gaz.
Néanmoins, toutes les rues et maisons avoisinant les ponts de Nancy sont bien abîmées. Les Allemands avaient partout doublé la charge de dynamite. Le couvre-feu est à 9 h jusqu’à 5 h du matin.
Je suis sans nouvelle de papa et maman, de Reims et Vagney. Pourtant je sais qu’il n’y a pas eu de résistance à Thaon, Les Allemands ont occupé, c‘est tout. Il n’y aura pas de train de voyageurs avant un moment, priorité aux trains de matériel américain et de ravitaillement.
J’oublie de te dire qu’on a eu une vraie alerte le mercredi 13 septembre : les Allemands ordonnaient le ramassage des postes de TSF. Il fallait aller les porter en Mairie. Cela me faisait de la peine car notre poste est un meuble de famille. Nous l’avons acheté au moment de la naissance des enfants. Tu l’aimes comme moi, je ne me suis pas pressée pour le porter. J’ai dit que je le porterais le soir à la dernière minute. C’était le 14 septembre. Nous avons su que les allemands étaient partis, j’ai gardé le poste. Le lendemain, les Américains arrivaient. La TSF a été sauvée de justesse.
Ravitaillement : bon et suffisant durant cette période difficile, on nous a vendu du bœuf en boîte, des conserves de pois, des sardines, légumes secs et heureusement beaucoup de biscuits, car nous sommes réduits à 150 g de pain par jour depuis septembre. Cela s’améliorera. On nous distribue ce que les Allemands n’ont pu emmener : huile (100 g/personne), un peu d’haricots secs et on annonce du café américain, légumes et fruits obtenus chez les demoiselles Bandelier qui me fournissent chaque jour, 1 litre de lait complet car il n’y a plus de lait du tout aux laiteries, avec les ponts coupés, le ramassage est impossible.
La lettre n’est pas signée et s’arrête là. Elle n’a sans doute jamais été postée.